Artiste-professeure invitée
2024 - 2025
Vinciane Despret
Née en 1959 à Anderlecht (Belgique)
« Je vais m'exapter. Faire ce que je suis fait pour ne pas faire » écrivait Pierre Alferi1.
L'exaptation est un processus de l'évolution par lequel un organe ou un comportement qui a été sélectionné du fait de la fonction qu'il pouvait remplir est détourné de son usage et utilisé pour remplir une autre fonction.
Il s'agit en somme de recyclage, de réemploi, de détournement, de subversion (les biologistes parlent de « sélection opportuniste »). Ainsi, avant de permettre aux oiseaux de voler, les plumes étaient de beaux costumes.
Si vous voulez reconstruire le récit d'un parcours donné en suivant le modèle de l'exaptation, plusieurs méthodes s'offrent à vous. Mais la plus simple reste la plus évidente : retrouver les moments où le fait, pour un individu donné, de ne pas pouvoir (ou savoir) faire ce qu'il était censé faire l'a obligé à faire ce qu'il n'était pas censé faire.
À titre d'exemple.
Lors de ses études de philosophie, de son propre aveu, Vinciane Despret n'a pratiquement lu aucun philosophe --- à sa décharge, le privilège exorbitant accordé par ses professeurs aux auteurs pouvant se targuer d'être mort depuis plus de 200 ans, avec une préférence encore plus nette pour ceux qui comptaient plus de 2000 ans de carrière posthume, l'avait quelque peu découragée. Lors de l'épreuve qu'est l'écriture du mémoire, il lui a fallu composer avec les lacunes accumulées. Son choix se porta sur Michel Tournier (philosophe certes, mais surtout romancier) comme auteur à exégèser. Le titre de ce mémoire, « Analyse de quelques paraboles philosophiques dans l'œuvre de M.T. », s'avère, à la lecture, une annonce assez mensongère. Le jury fut toutefois magnanime notamment parce que Vinciane Despret y développait l'idée (presque philosophique) qu'il était difficile d'être paranoïaque dans le monde leibnizien et parce qu'on lui reconnut une très grande audace d'oser traiter, à contre- courant des pratiques de cette université, un philosophe qui n'avait pas eu le bon goût d'être déjà mort.
Il était de rigueur, dans la tradition philosophique française, que les animaux ne soient traités que sous l'angle des « représentations » ou, plus sérieusement encore, du « symbolique ». Pour le dire plus clairement : l'animal pouvait s'inscrire dans le discours philosophique, à condition qu'il n'y soit pas évoqué pour lui-même, mais comme figure, prise dans des enjeux théoriques et abstraits.
Vinciane Despret allait donc faire ce qu'on apprenait à faire à l'époque : démasquer les
« représentations » qui guident (entendez contaminent) les scientifiques. Mais rien ne va jamais comme on veut. Il n'a pas fallu deux jours dans le désert en compagnie des oiseaux pour qu'elle les trouve passionnants, vivants, présents en diable, pour être touchée par leur inventivité et par la manière bien à eux de résoudre les problèmes. Et pour, à son tour, les voir danser. À son retour, il y aura l'heureuse rencontre d'Isabelle Stengers, puis de Bruno Latour, qui l'encourageront à faire confiance à ce qui lui est arrivé2. À rompre avec ce que Derrida nommera quelques années plus tard « l'histoire de l'animal philosophique ».
La thèse ne pouvant plus être postposée, elle s'attela aux émotions. Pour découvrir, ce qui la sauva d'une mort précoce par ennui, d'une part, le philosophe William James et, d'autre part, le passionnant travail des ethnopsychologues qui lui ont appris à saisir les enjeux politiques des théories des émotions3.
Une fois cette thèse achevée, elle revint aux animaux. Avec ce constat passionnant qui augurait d'une enquête prometteuse : depuis quelques années les animaux changeaient. Non seulement les scientifiques leur reconnaissaient des compétences qui leur avaient été déniées depuis plus d'un siècle (sous le règne méchamment despotique du behaviorisme avec la complicité de l'exceptionnalisme humain), mais on les voyait également changer, eux-mêmes, parce qu'ils devaient composer avec les bouleversements de leurs milieux, parce qu'ils inventaient, apprenaient, transmettaient des innovations. Bref, parce qu'ils étaient vivants4.
C'est ce qui conduira le thème de l'exposition Bêtes et Hommes dont on lui propose le commissariat scientifique, et qui s'ouvrira en 2007 à la Grande Halle de la Villette. La réussite de cette exposition ? Elle a traduit et suscité
une préoccupation de plus en plus intense à l'égard des autres vivants. Les gens aussi changeaient. Or, cette même année, Vinciane Despret change elle-même complètement de sujet : elle entreprend une enquête qui convoque « ceux qui restent » : comment restons-nous en relation avec nos morts ? Comment leur laissons-nous la possibilité d'intervenir encore dans nos vies ? Comment sont-ils encore présents parmi nous5 ? Elle récolte des récits, elle apprend surtout à rompre avec les méthodes académiques.
Ce qu'elle apprendra de la puissance des récits qui lui seront offerts dans cette aventure l'encouragera à s'essayer à la fiction autour des animaux dans Autobiographie d'un poulpe et autres récits d'anticipation, notamment pour favoriser des théories plus audacieuses autour des animaux, et pour imaginer des savoirs et des pratiques scientifiques « du futur », inventifs, ludiques, et définitivement débarrassés de la croyance si toxique en la supériorité des humains.
Le plaisir éprouvé à mêler --- et parfois à rendre indistincts fiction espiègle et savoir fiable --- l'a par ailleurs conduite à une autre expérimentation d'imposture, avec la réalisation d'une bande dessinée avec le caricaturiste belge Pierre Kroll, une série d'histoires qui célèbrent sur un ton manquant de sérieux la passionnante inventivité de la vie --- Darwin, Dieu, tout et n'importe quoi. Frasques de l'évolution (Arènes, septembre 2024)
Quant au projet, son désir nous dit-elle, encore très vague, serait de trouver un mode d'exaptation (« faire ce que je suis faite pour ne pas faire ») qui s'oriente vers le film d'animation (d'inspiration belge si possible) et qui pourrait mettre en scène des scientifiques et leurs animaux.